Par Jean-Pierre Chevènement, article édité dans un ouvrage collectif sur le 50ème anniversaire de la Vème République réalisé sous l’égide du Cercle des constitutionnalistes, à paraître en septembre 2008 aux éditions Litec. La Constitution de 1958, tout en instituant un Président de la République fort, avait maintenu un régime parlementaire où le gouvernement était responsable devant le Parlement. Celui-ci n’eut qu’une occasion d’exercer la censure, à l’automne 1962. L’élection du Président de la République au suffrage universel trancha le différend, mais instaura une source de légitimité au moins égale à celle du Parlement à la tête de l’Etat. Quarante ans plus tard, l’instauration du quinquennat et l’élection de l’Assemblée Nationale dans la foulée de l’élection présidentielle a encore accentué une hyperprésidentialisation de fait, que seules trois cohabitations (1986, 1993, 1997) avaient contrariée. Ce fut précisément pour réduire la probabilité des cohabitations que ce système fut instauré. Rien que de conforme à la logique gaulliste : il fallait que l’unité, la responsabilité, la légitimité se retrouvent à la tête de l’Etat. Puisque les Présidents Mitterrand et Chirac n’avaient pas tiré la conséquence d’une défaite aux législatives en démissionnant, il était logique de réduire la possibilité d’une cohabitation. Ainsi l’unité de l’Etat se trouvait-elle à peu près assurée à travers la personne du Président de la République. Tout au plus, dans des circonstances extraordinaires, le droit de censure pour le Parlement, et le droit de dissolution pour le Président, peuvent-ils fonctionner comme des soupapes de sécurité. Mais cette évolution (le quinquennat et l’inversion du calendrier électoral), logique du point de vue de l’esprit des institutions de la Ve République, à partir du moment où les successeurs du Général de Gaulle avaient accepté l’hypothèse (VGE) puis la réalité d’une cohabitation (F.Mitterrand – J.Chirac), fait apparaître un déséquilibre excessif entre un Hyper-président durablement consacré et un Parlement de plus en plus abaissé au fur et à mesure que le fait majoritaire s’affirmait dans nos institutions et redoublait les effets du parlementarisme rationalisé. Ce fait majoritaire a résulté du mode de scrutin majoritaire pour l’élection des députés, mais aussi et surtout de l’élection au suffrage universel du Président de la République. Celle-ci a fait apparaître dès 1965 une bipolarisation de la vie politique qui, depuis lors, n’a cessé de s’accentuer. Je n’approuve pas, je me borne à constater. On peut dire aujourd’hui que la France est très proche d’un système bipartisan. Dès lors est-il encore nécessaire que le Président de la République, chef du parti majoritaire et disposant à ce titre des investitures parlementaires, façonnant ainsi les carrières, voie sa puissance à nouveau accentuée par l’arsenal du parlementarisme rationalisé (fixation de l’ordre du jour par le gouvernement, article 49-3 qui accule à la censure, et donc au suicide, toute Assemblée récalcitrante, ne fut-ce que sur un point, dès lors que l’Exécutif le juge essentiel) ? Bien entendu c’est le gouvernement qui juridiquement met en œuvre ce dispositif mais par des décrets pris en Conseil des Ministres. Aussi bien ce gouvernement est lui-même dans la main du Président de la République. La réforme des institutions qui procède des travaux de la Commission Balladur ne change pas l’architecture institutionnelle de la Ve République. La tentation de transformer en simple « collaborateur » le Premier ministre a été écartée. Celui-ci reste responsable devant le Parlement. Que le Président de la République puisse venir s’exprimer devant les Chambres réunies en Congrès ne modifie en rien la nature des institutions. La séparation des pouvoirs n’a jamais été un obstacle à leur coopération. Si le Président de la République veut prendre le risque d’être contesté voire chahuté, c’est après tout son affaire. Cette modification, inspirée de la pratique américaine (discours sur l’Etat de l’Union), est mineure. En revanche les mesures qui redonnent du pouvoir au Parlement ne le sont pas : fixation, à moitié, de l’ordre du jour, limitation du 49-3, discussion sur les textes issus, non de la délibération gouvernementale, mais de celle des Commissions parlementaires, droit de veto, même limité, sur les grandes nominations, tout cela constitue une revalorisation substantielle du pouvoir des Assemblées. Ces modifications sont bienvenues même si elles risquent d’accroître les difficultés que le Président et le Gouvernement peuvent avoir avec leur propre majorité. Prendre en compte cet argument serait avoir peur de son ombre. La démocratie implique le débat. Le risque aujourd’hui n’est pas dans la faiblesse du gouvernement mais dans l’autisme des gouvernants, relayant la puissance, quelquefois à courte vue, des administrations. La question peut se poser de savoir si la réforme des institutions projetée ne va pas transférer le débat au sein même de la majorité, et marginaliser encore un peu plus l’opposition. Je ne le crois pas. Celle-ci saura s’emparer des sujets qui font problème. Aussi bien le rythme accéléré de l’alternance (tous les cinq ans) laisse à l’opposition, si elle en est capable, le temps d’élaborer un projet qui réponde aux défis rencontrés. Nous avons besoin d’une démocratie plus vivante et d’un Parlement plus présent au sein des institutions. Les grandes orientations politiques ne perdent jamais rien à être débattues. Pour toutes ces raisons, la réforme dite Balladur me paraît être une avancée globale ; Certes elle ne changera rien à la prolifération des normes européennes que le traité de Lisbonne n’offre pas les moyens de contrôler vraiment. Mais cet argument ne saurait convaincre une opposition qui a majoritairement soutenu ledit traité de Lisbonne. Certes le contrôle de la constitutionnalité des lois, désormais ouvert aux citoyens devant le Conseil Constitutionnel, va-t-il encore réduire le champ des compétences parlementaires. Enfin, la tendance à introduire dans la Constitution des dispositions propres à semer le trouble – ainsi la mention des langues régionales comme « patrimoine national », laisse craindre une future ratification de la Charte des langues régionales et minoritaires par la France avec les risques de coofficialité et de démembrement du fait de l’unité nationale. C’est grave. A force d’être triturée (hier la mention de « principe de précaution », demain l’introduction de la « diversité » dans le Préambule), la Constitution devient progressivement chiffon de papier. On lui fait dire tout et son contraire. La rigueur des principes républicains tend ainsi à s’effacer. Un gouvernement de salut public devra, un jour, nettoyer ces scories, en espérant qu’il en sera encore temps. Dans l’immédiat, mieux vaut, me semble-t-il, accepter les évolutions qui au moins permettront un débat républicain de se fortifier, en attendant des jours meilleurs. Je comprends l’argument de ceux qui ne veulent pas « donner une victoire à M. Sarkozy ». Mais, outre que cette victoire « optique » pourrait bien se transformer en victoire à la Pyrrhus, il ne me semble pas qu’une opposition systématique, mécanique, et quasi pavlovienne, soit ce qui serve le mieux la cause d’une gauche républicaine, attachée à l’intérêt public plutôt qu’à ses intérêts de boutique. Bien sûr il faudra juger en fonction de l’évolution du texte, mais s’agissant des règles mêmes de fonctionnement de la démocratie, l’opposition n’a, à mon sens, pas grand chose à perdre à se montrer constructive. C’est la vue d’ensemble de l’évolution de nos institutions depuis un demi-siècle qui doit guider le choix du législateur pour corriger les dérives les plus insupportables.