Publié le : 15 septembre 202115 mins de lecture

Placé en garde à vue le 11 juin, Thierry Ehrmann, le patron du groupe Serveur et le créateur de la fameuse Demeure du Chaos, a-t-il été victime d’une manipulation ? Enquête.

“Chacun avait un flingue. Il a vidé son chargeur mais moi, mon chargeur est encore plein !” C’est le “pitch” de Thierry Ehrmann quelques jours après avoir passé près de 30 h en garde à vue à la police judiciaire de Lyon. Soupçonné d’abus de biens sociaux, le patron du groupe Serveur est ressorti sans la moindre mise en examen. Avec simplement un joli “cocard” à l’œil droit. Tout à fait dans le style de ce “guerrier”, comme il se définit lui-même. Un guerrier toujours aussi combatif et qui semble décidé à ne pas baisser les bras. Sa garde à vue, au fond, ne l’a pas traumatisé. Car ce pionnier de l’internet, qui aujourd’hui fait la “une” de la presse internationale avec son incroyable Demeure du Chaos, en a vu d’autres. Et ce n’est pas le genre à pleurnicher sur sa garde à vue. “Son image, il s’en fout” souligne un de ses avocats avant d’ajouter : “Mais ce qui est essentiel, c’est qu’il a le sentiment d’avoir été victime d’une injustice. Et il ira jusqu’au bout”.
“On lui a tendu un piège, c’est évident, une véritable manip pour le faire tomber. Et j’aimerais pas être à la place de ceux qui ont monté ce coup!” renchérit un patron lyonnais qui connaît bien Ehrmann. Alors, qui est derrière cette manipulation qui conduit Ehrmann à passer 30 h en garde à vue, le tout relayé par les gros titres de la presse lyonnaise, notamment du Progrès ? “C’est un secret de polichinelle” répond un proche d’Ehrmann. Mais personne ne veut lâcher un nom. Pire, c’est la loi du silence depuis que cette affaire a éclaté. Et ceux qui s’expriment exigent l’anonymat. “Un certain nombre de gens savent, mais une guerre impitoyable est engagée et personne n’a intérêt à se mettre au milieu” avoue un commissaire aux comptes. Même le PDG du groupe Serveur garde le silence. Un signe ! A l’origine de toute cette affaire, un conflit entre deux hommes, deux Lyonnais, deux patrons riches, puissants et mystérieux. D’un côté, Thierry Ehrmann bien sûr. De l’autre, Paul Billon. La seule différence entre ces deux adversaires qui se haïssent, c’est qu’Ehrmann est célèbre. Alors que Billon est inconnu du grand public. Et difficile d’en savoir plus car Paul Billon, qui réside actuellement en Suisse, reste lui aussi enfermé dans son silence. Difficile même d’obtenir des informations sur ce promoteur immobilier lyonnais dont la fortune serait considérable. Plusieurs centaines de millions d’euros, affirme la rumeur. En attendant, il échappe miraculeusement à tous les palmarès des riches lyonnais. “Il est invisible” répète un banquier lyonnais qui pourtant adore “balancer” sur le petit cénacle de milliardaires qui à Lyon jouent la carte de la discrétion, en tentant de se faire passer pour de modestes rentiers.

“C’est la loi du silence depuis que cette affaire a éclaté”

Une certitude, Paul Billon est le principal actionnaire du groupe Vendôme de Gestion et de Participation. VGP, pour les initiés. Un groupe tout aussi mystérieux dont le siège est à Lyon, avenue des Sources dans le quartier de la Duchère. Dans un immeuble baptisé le “Sheratan“, implanté dans l’enceinte même de la clinique de la Sauvegarde. On s’attend à un building de verre et d’acier. Mais surprise, c’est un bâtiment minable d’un étage. La peinture est écaillée, les boîtes aux lettres abîmées… A l’entrée, une simple plaque en métal indique la présence de ce consortium : Vendôme de Gestion et de Participation, Billon Immobilier, Plateforme Services immobilier, PSI Management, Multiburo… Dans le hall, un carrelage bleu et blanc, une montée d’escalier avec en haut une plante verte fatiguée. On sonne à l’interphone, pas de réponse. En plein après-midi. On insiste, personne. Bref un siège social “fantôme”. De plus, impossible de mettre la main sur le PDG officiel du groupe VGP, une certaine Valérie Gueulle. Elle refuse, aussi, de faire la moindre déclaration. “Attention, avec cette affaire, vous entrez dans des hautes sphères où ça bataille ferme” précisera à Lyon Mag, Jean-Paul Simoëns, le commissaire aux comptes de VGP jusqu’en 2006, qui est un ami personnel de Billon. Mais qui est surtout un des personnages les plus influents à Lyon. Ami et conseiller des grands chefs d’entreprise lyonnais, Simoëns est considéré comme “le Mozart de la compta”. Un homme discret, secret même.
“Il sait tout sur le business à Lyon” explique un de ses confrères. Exagération ? Sans doute. Mais une certitude, il pèse lourd. Bosseur, plutôt sympa, bon vivant, gros fumeur, amateur de whisky… Mais c’est un type imaginatif, subtil et implacable. Bref, il pourrait très bien tenir le rôle du “parrain” dans un polar américain style Ellroy. D’ailleurs, sa petite phrase sur “les hautes sphères” est tout à fait dans son style. Pas une menace, mais un conseil amical en forme d’avertissement : ne vous mêlez pas de cette histoire.
En tout cas, les hautes sphères sont inaccessibles. Malgré des coups de fil et des mails, impossible d’entrer en contact avec Paul Billon. Et son groupe VGP, qu’il a créé en 1997 quand il a vendu son empire immobilier, reste mystérieux. Avec une galaxie de filiales. Et dont les activités sont très variées. De l’immobilier à la santé. Parmi ces participations, on trouve même un hôpital au Vietnam contrôlé en partie par VGP via la société Eukaria. Un hôpital français situé à Hanoï qui n’emploie pas moins de 300 médecins, dont une dizaine de médecins lyonnais. Et qui était dirigé jusqu’à récemment par un personnage bien connu de la justice lyonnaise : Yves Nicolaï qui a été, dans les années 90, au cœur du scandale de la fameuse clinique de la Sauvegarde accusée de surfacturer ses actes médicaux. Bien sûr, ce médecin a été blanchi au terme d’une longue bataille judiciaire. Mais il a préféré s’exiler au Vietnam où il a dirigé cet hôpital réputé qui, bizarrement, vient de déposer le bilan. “Billon dans l’immobilier tout le monde le connaît” explique un grand promoteur immobilier lyonnais en ajoutant : “C’est un type malin, dur… Pour lui, il n’y a que l’argent qui compte. Et il a toujours fait des procès à tout le monde mais il a une force dans cette affaire, c’est le roi des écrans de fumée !”
Alors, comment Ehrmann et Billon qui, au départ étaient des amis, en sont venus à se livrer une guerre aussi impitoyable ? “En fait, au départ, ils étaient associés et ils s’entendaient bien, sans être de vrais amis” corrige un proche de Billon. Associés, tout est là. Jusqu’à la fin des années 90, tout se passe sans problème entre les deux associés. D’autant plus que les affaires marchent bien, que la conjoncture est favorable…

“En 2004, Ehrmann porte plainte pour escroquerie à l’épargne publique”

Billon détient 2 % du capital dans le Groupe Serveur de Thierry Ehrmann qui lui-même détient 7 % dans le groupe VGP de Paul Billon. C’est ce qu’on appelle “une participation croisée”. Difficile à évaluer le montant de cette participation, mais les experts consultés par Lyon Mag estiment qu’on est sur plusieurs dizaines de millions d’euros. Mais en 2001, c’est le clash. Et c’est Ehrmann qui est à l’origine du clash car le patron du groupe Serveur demande à son associé de “décroiser” cette participation, c’est-à-dire que l’un et l’autre se retirent.
A l’époque, Ehrmann a besoin de cash pour faire face à la crise de l’internet. Les négociations s’engagent. Mais rapidement, ça bloque. Sur quoi ? Sur l’évaluation de ces deux participations, bien sûr. Ehrmann estime que la balance est nettement en sa faveur. Et effectivement, plusieurs experts confirmeront à Lyon Mag que 7 % dans VGP “pèsent beaucoup plus lourd” que 2 % dans le groupe Serveur. Mais Billon n’est pas d’accord sur le montant de ce différentiel. Et ça va rapidement dégénérer.
Et là encore, c’est Ehrmann qui va prendre l’initiative en portant plainte. On est en 2004.
Le motif de cette plainte : escroquerie à l’épargne publique. Et c’est une plainte au pénal, c’est-à-dire, pour simplifier, que ça peut se terminer en prison. Du sérieux donc. “En fait, Ehrmann a voulu faire comprendre à Billon qu’il ne lâcherait pas en espérant qu’il deviendrait plus raisonnable” souligne un avocat.
D’autant plus que l’affaire est grave puisque cette plainte met en cause Tracing Serveur, une entreprise spécialisée dans la traçabilité qui est cotée en bourse. Dont Ehrmann est actionnaire à 20 % et dont Billon a pris le contrôle avec un groupe d’amis. Ce qu’il n’a pas digéré, en fait, c’est que Billon aurait organisé une augmentation de capital de Tracing Serveur en jouant sur les cours de Bourse à la baisse. Pour éliminer Ehrmann. “Une vraie manip” dénonce-t-il à l’époque en estimant que son préjudice s’élève à 11 millions d’euros. Mais la justice va faire traîner l’affaire.
Du coup, Ehrmann attaque sur un autre front : Eukaria, la fameuse filiale qui contrôle l’hôpital vietnamien. Et le PDG du groupe Serveur porte plainte en dénonçant cet hôpital comme “un système de blanchiment d’argent” à travers “un réseau de société offshore”. Fantasme ? En tout cas, l’associé de Billon argumente avec un certain nombre d’accusations précises. De quoi inquiéter son adversaire puisqu’un mois plus tard, Billon aurait, selon le blog d’Ehrmann, transféré sa holding de contrôle au Luxembourg. Pour se mettre personnellement à l’abri de poursuites judiciaires ?
Une certitude, Paul Billon va effectivement répliquer à son tour sur le terrain judiciaire en portant plainte, via VGP, contre le groupe Serveur dont il détient toujours 2 % du capital. Lui aussi invoque des faits graves puisqu’il accuse Thierry Ehrmann d’abus de biens sociaux. En estimant que le groupe Serveur a financé la Demeure du Chaos en injectant près de 1 million d’euros dans la “déconstruction” artistique de cet ancien relais de poste du XVIIe siècle, tout en pierres dorées, à Saint Romain au Mont d’Or, le siège du groupe Serveur. Une superbe propriété de 3,5 hectares avec 2 000 m2 de bâtiments, qui pendant 8 ans sera entièrement transformée par des dizaines d’artistes.
“Je suis plus blanc que blanc car il y a une convention réglementée tout à fait officielle entre la Demeure du Chaos et le groupe Serveur” expliquera Thierry Ehrmann à la police judiciaire qui va le placer en garde à vue le 11 juin dernier. Et il précisera que les actionnaires du groupe Serveur ont été informés au cours d’une assemblée générale de cette convention qui a été validée par ses commissaires aux comptes. Et il ajoutera que pour le groupe Serveur, les retombées médiatiques de la Demeure du Chaos ont été considérables. Des centaines d’articles de presse et de reportages télé qu’il évalue à 27 millions d’euros s’il avait dû se payer ça en pub !
Apparemment, les enquêteurs ont été convaincus par ses explications puisqu’il a été remis en liberté au terme de ses 30 h de garde à vue, sans même être mis en examen.
Mais bizarrement, à la sortie de la PJ, il ne citera pas le groupe VGP, ni celui de Billon. Une prudence étonnante de la part de ce “guerrier” qui a déjà démontré qu’il n’avait pas peur de défier les puissants. Ni les convenances.
“Ehrmann est engagé dans une bataille judiciaire où chaque mot va compter. C’est pour ça qu’il reste prudent” analyse un avocat lyonnais.

“Reste à savoir quand Thierry Ehrmann va répliquer à son adversaire”

La suite de ce feuilleton ? “J’ai l’impression que la justice lyonnaise a réalisé qu’elle avait fait l’objet d’une tentative de manipulation et ça, ils n’aiment pas trop” estime ce même avocat.
D’autant plus qu’une lettre a été versée au dossier. Une lettre de Thierry Ehrmann adressée à Jean-Paul Simoëns, le commissaire aux comptes de VGP. Et qui résume le fond de cette affaire. Lettre accusatrice datée du 21 avril 2008 que Lyon Mag a eue entre les mains et qui souligne une évidence : le PDG du groupe Serveur est convaincu que derrière ce conflit, un homme joue un rôle essentiel : Jean-Paul Simoëns, justement. Reste à savoir quand Ehrmann va “vider son chargeur” pour répliquer à son adversaire. Et quelles seront les conséquences. Mais il n’est pas exclu que dans les mois qui viennent Paul Billon se retrouve à son tour convoqué par la police judiciaire pour s’expliquer.