A la demande expresse de Washington, Moscou s’est dit prêt à investir ses liquidités dans l’économie américaine. Le quotidien libéral moscovite Nezavissimaïa Gazeta doute de l’intérêt d’une telle initiative pour la Russie. Lundi dernier [30 juin], le Premier ministre russe Vladimir Poutine et Henry Paulson, le ministre des Finances américain, en visite à Moscou, ont eu un dialogue qui sortait de l’ordinaire : le responsable des finances a demandé à la Russie d’investir dans l’économie américaine et a promis de créer des conditions favorables pour cela. A ce sujet, il a parlé du “fonds souverain” russe, pensant sans doute au Fonds de stabilisation. “Nous n’avons pas encore de fonds souverain, vous devez nous confondre avec un autre pays, mais nous sommes prêts à en constituer un, surtout si vous y tenez, a réagi le chef du gouvernement russe. Nous sommes disposés à examiner la possibilité d’instituer un fonds souverain destiné à investir, mais, pour l’instant, tous les investissements réalisés l’ont été dans un cadre privé”. Il signifiait par là que l’Etat russe n’avait pas encore engagé la moindre somme dans le secteur privé américain, à l’inverse de certains pays, tels la Chine, les Emirats arabes unis, le Koweït ou Singapour, tous à la tête de fonds qui se consacrent à ce que l’on appelle couramment des “investissements de fonds souverains”. La Russie vient donc de se lancer dans la mise en place d’une structure de ce type. Ce sera le Fonds de prospérité nationale, une branche séparée du Fonds de stabilisation. Le 17 juin, Vladimir Poutine a ordonné de préparer, d’ici le 1er octobre, les documents autorisant ce fonds à acquérir des actions d’entreprises étrangères et russes. L’intérêt de Washington pour les “revenus excédentaires” de la Russie est facile à expliquer. Le dollar et l’économie américaine tout entière traversant une mauvaise passe, les autorités souhaitent recourir aux financements extérieurs. D’après les spécialistes, les différents fonds souverains cumulaient, à la fin 2007, un total de 3 300 milliards de dollars, sans compter les 6 100 milliards de dollars répartis dans divers autres fonds et fonds de pension, susceptibles d’être en partie transférés vers des fonds souverains. Ces structures financières sont nées dans le contexte de la crise pétrolière des années 1970. A cette époque, les pays producteurs d’or noir du Moyen-Orient se sont retrouvés face à une montagne de pétrodollars qu’ils ont décidé d’investir dans des actions de sociétés occidentales, américaines pour la plupart. Les Etats-Unis les ont aidés à faire circuler cet argent. Cela a stoppé la fuite des dollars de ce pays, et l’économie américaine a bénéficié d’un apport vivifiant. Peu à peu, les prix du pétrole se sont stabilisés, devenant une composante des produits fabriqués dans les pays développés, et l’argent ne s’est plus autant écoulé vers le Moyen-Orient, qui est finalement arrivé à s’endetter lui aussi. Tout cela a créé une grande interdépendance entre l’Occident et ses “actionnaires” de la région. La situation actuelle n’est pas si éloignée : il s’agit à nouveau de changer le sens de circulation des devises, mais le processus est douloureux. Les médias américains effraient la population en insistant sur la menace d’une “prise de contrôle” de l’économie nationale par l’étranger, tandis que le Congrès tient des audiences consacrées aux dangers encourus par la sécurité du pays. Cela n’empêche cependant pas les autorités de tout faire pour attirer les fonds souverains, et à cet égard, l’appel à la Russie, bien qu’important, n’est pas déterminant. Les spécialistes ne sont pas d’accord sur les véritables bénéficiaires de ces investissements. Certes, les actions rapportent plus que les obligations ou les dépôts bancaires. Mais par principe, investir à l’étranger ne saurait être la meilleure manière de conduire une économie, puisque l’investisseur devient dépendant de la qualité du management des affaires à l’étranger, voire de la politique financière et fiscale du pays dans lequel il place son argent. Anders Oslund, célèbre économiste (et l’un de ceux qui critiquent le plus la politique économique russe), fait partie des sceptiques. Il rappelle d’une part l’importance des fonds souverains, qui devraient réunir en 2015 une douzaine de milliers de milliards de dollars, soit à peu près le PIB actuel des Etats-Unis (13 800 milliards) ; par ailleurs, s’adressant à ce pays, il tente de le rassurer : “Vous craignez que des étrangers riches en pétrole prennent les rênes de votre économie ? Ne vous en faites pas ! En réalité, ceux qui ont le plus à perdre sont les habitants des pays aux régimes paternalistes qui n’ont pas de comptes à rendre et dont les dirigeants jouent leur richesse nationale.” Il serait peut-être bon de prêter l’oreille à ces mises en garde…